Le double crime de Moon-sur-Elle dans la nuit du 19 au 20 décembre 1897

Le double crime de Moon-sur-Elle dans la nuit du 19 au 20 décembre 1897

6 avril 2022 0 Par Gilbert LIEUREY

Fiche : résumé de l’article

Dans la nuit du dimanche 19 au lundi 20 décembre 1897, deux femmes avaient été assassinées à l’aide d’un couteau dans la maison de La Fèverie à Moon, où vivaient Mme Gilles, âgée de 81 ans, et sa servante Prudence Godard, âgée de 52 ans. « Elles étaient aimées et estimées de tous par leur douceur et leur bonté » selon la presse.

Les accusés

Les soupçons se portèrent sur Joseph Auvray, jeune domestique qui travaillait chez le fils de la victime, une ferme à Airel distante de 5 km. Il venait souvent chez la veuve Gilles. Lors de son arrestation chez son maître, un pantalon tâché de sang fut trouvé parmi ses effets. La presse en faisait un portrait à charge malgré son jeune âge « Auvray est un garçon assez fort, brun, le regard sournois, l’air bas et cruel. Il ne sait ni lire, ni écrire et ignore même son âge ! »

Au début janvier, l’affaire rebondit. Le parquet de Saint-Lô poursuivant l’enquête, fit arrêter le beau-frère d’Auvray, Jules Basnier briquetier à Moon, pour complicité de meurtre. Puis sa femme Maria Basnier, sœur d’Auvray, fut arrêtée à son tour pour complicité.

Le procès, les 14 et 15 décembre 1898

Auvray accusa son beau-frère Basnier d’avoir organisé le coup et d’avoir tué les deux femmes. Basnier nia, accusant Auvray d’être un menteur, tout comme sa femme nia toute complicité dans les meurtres. A la fin des débats, Les jurés se retirèrent pour délibérer, et après une demi-heure, ils rentrèrent portant que Basnier et sa femme n’étaient pas coupables des faits qui leur étaient reprochés. Auvray s’entendit condamner en pleurant à la peine des travaux forcés à perpétuité. Joseph Auvray fut envoyé au bagne en Guyane sur les îles du Salut. Il y décéda rapidement.

Article

« Le double-assassinat de Moon-sur-Elle, horribles détails »

Ainsi titrait le journal L’Avenir du Bessin et du Cotentin dans sa page intérieure du dimanche

26 décembre 1897. Dans la nuit du dimanche 19 au lundi 20 décembre 1897, deux femmes avaient été assassinées à l’aide d’un couteau dans la maison de La Fèverie à Moon, où vivaient Mme Gilles, âgée de 81 ans, et sa servante Prudence Godard, âgée de 52 ans.

Ce fut un couvreur de paille, venu réparer la toiture, qui s’inquiétait de ne pas voir paraître les deux femmes dans la matinée, qui    alla frapper à la porte. Ne recevant pas de réponse, il regarda par la fenêtre et vit le corps de Mme Gilles dans ses draps couverts de sang. La gendarmerie fut prévenue et le parquet de Saint-Lô alerté se transporta sur les lieux pour faire les constatations légales.

Le bruit d’un double crime perpétré à Moon se répandit rapidement au cours de la journée de lundi jusqu’à Saint-Lô. Même la presse nationale s’en fit l’écho dans la rubrique des faits divers comme le Figaro du 21 décembre, le Matin du 1er janvier, le Radical du 2 janvier ou l’Intransigeant du 2 janvier (1).

Les premières constatations montrèrent que l’assassin connaissait bien les lieux. Le détail, la porte qui séparait la maison du cellier était fermée du côté de la cuisine par un verrou. Or le mur en torchis avait été troué à la hauteur du verrou. Une somme d’argent estimée à 100 francs avait été dérobée.

Les soupçons se portèrent sur Joseph Auvray, jeune domestique qui travaillait chez le fils de la victime, une ferme à Airel distante de 5 km. Il venait souvent chez la veuve Gilles. Lors de son arrestation chez son maître, un pantalon tâché de sang fut trouvé parmi ses effets.

Au début janvier, l’affaire rebondit. Le parquet de Saint-Lô poursuivant l’enquête, fit arrêter le beau-frère d’Auvray, Jules Basnier briquetier à Moon, pour complicité de meurtre. Puis sa femme Maria Basnier, sœur d’Auvray, fut arrêtée à son tour pour complicité. Elle est soupçonnée d’avoir caché dans le jardin de M. Gilles un mouchoir ensanglanté, aux initiales de Joseph Auvray, contenant 56 francs.

Les victimes

« elles étaient aimées et estimées de tous par leur douceur et leur bonté » presse du 4/09/1898

Madame Marie Roger, veuve Gilles, âgée de 81 ans, était née à Moon le 13 octobre 1816. Elle s’était mariée en 1841 à Louis Gilles, cultivateur propriétaire au village de la Fèverie à Moon. Il fut maire de Moon de 1865 à 1875, décédant le 21 août 1875 à l’âge de 60 ans. Ils perdirent tôt trois de leurs quatre fils, Victor né en 1842 décédé en bas-âge, Alfred né en 1846 décédé à l’âge de 19 ans à Paris en 1865 et Paul né en 1848 décédé à l’âge de 20 ans en 1868 à Moon. Restait Edmond né en 1844, qui devint cultivateur à Airel, et chez qui travaillait le jeune Auvray au moment des faits. Edmond Gilles conseiller municipal à Moon ne se représenta pas en

1899. Il n’avait aucun lien familial avec Ernest Gilles qui fut un autre maire de Moon de 1937

à 1965. La presse locale aux côtés des victimes, décrivait Mme Gilles dans son édition du 20 novembre 1898 comme une personne « douce, bonne et charitable, elle ne comptait pas un ennemi, toute sa vie n’a été que dévouement «.

Prudence Godard, sa servante, âgée de 52 ans, était originaire également de Moon née en

1847, fille naturelle de Marie Godard domestique. Après avoir été domestique pendant 16 ans chez Mr Leboiteux à Saonnet, elle était revenue à Moon pour être employée pendant 7 à 8 ans, chez Amand Lecanu agriculteur, avant d’arriver en 1892 chez Mme veuve Gilles. Elle eut deux enfants naturels, Aimée née en 1881, placée à Paris (servante ?) au moment des faits et Blanche née en 1888 qui fréquentait l’école de Moon en 1897.

Prudence Godard avait une soeur jumelle Rosalie, journalière à Moon. Elle avait eu également

2 enfants naturels, Augustine née en 1874 partie sur Paris et Octave né en 1881. Toutes ces naissances non reconnues nous disent beaucoup sur la condition des femmes domestiques, employées dans les fermes à cette époque.

Dans son numéro du  2 janvier 1898, L’Avenir du Bessin et du Cotentin relayait un appel aux dons à remettre à Mlle l’Institutrice ou M. le Curé de Moon pour le Noël de la petite Blanche hébergée chez sa tante Rosalie. « … Vous, petites filles, qui, demain, allez être comblées de cadeaux, d’oranges et de gros sous pour vos étrennes, partagez ou du moins demandez à partager,  à  votre  maman,  avec  la  petite  Blanche ;  votre  maman  qui  a  bon  cœur,  vous embrassera une fois de plus car Blanche ne peut plus embrasser sa maman… »

La Fèverie à 200 mètres de la route Saint-Lô – Isigny, lieu du double meurtre.
Stèle de la tombe de Mme Veuve Gilles et de son mari Louis Gilles, dans le cimetière de Moon-sur-Elle, située au nord de la sacristie

Les accusés

« ses mains sont fortes et épaisses – les mains qu’on reconnait souvent chez les vulgaires

assassins – … » (dans le compte-rendu du procès par la presse).

Joseph Auvray, âgé de 16 ans et demi, est né le 10 avril 1881 à Maupertuis près de Villebaudon dans la Manche. Ses parents journaliers étaient établis à Longraye dans le Calvados   au moment des faits. Joseph Auvray avait demandé une avance de 20 francs à son maître, Edmond Gilles, pour se rendre à Noël chez ses parents. Le refus semble avoir motivé son acte de voler la veuve Gilles qui venait de vendre un veau et un porc. La presse en faisait un portrait à charge malgré son jeune âge « Auvray est un garçon assez fort, brun, le regard sournois, l’air bas et cruel. Il ne sait ni lire, ni écrire et ignore même son âge ! » (presse du 26 décembre 1897).

Jules Basnier, âgé de 30 ans, est né en 1867 à St-Martin de Bonfossé, fils de journalier, il travaillait comme briquetier aux Tuileries d’Airel-Moon. Beau-frère de Joseph Auvray, il est accusé par ce dernier d’être complice du double meurtre, ce qu’il nia formellement. Il fit un recours contre l’arrêt de la chambre des mises en accusation mais perdit et fut envoyé devant la Cour des Assises.

Maria Auvray femme Basnier, âgée de 20 ans, née en 1877 à Longraye, servante, s’est mariée avec Jules Basnier en août 1897 à Longraye. Accusée de complicité, inculpée, elle nia également toute implication dans ce double crime.

Le procès, les 14 et 15 décembre 1898

Compte-rendu du procès par le journal de l’Avenir du Bessin et du Cotentin du 18 décembre 1898

« Mercredi matin, dès l’aube, on voyait dans la petite ville de Coutances, si paisible et   si calme d’ordinaire, un va et vient inusité. En effet, des étrangers à cette localité allaient et venaient, cherchant un gîte pour quelques jours. Le temps sombre jette ses lueurs blafardes sur la ville qui dort encore. Dès huit heures, les employés du palais sont sans dessus dessous. Les gens appelés ou intéressés s’approchent. La galerie de la maison de justice est littéralement bondée. L’ordre est sévère. Nul ne peut entrer sans montrer patte blanche et justifier son identité. Les témoins seuls et les familles des victimes  peuvent  passer. M.  le  président  des  assises  parle  à  l’une  d‘elles : »  Je  vous  plains,  dit l’honorable magistrat, car vous allez voir se dérouler à nouveau ce drame monstrueux et unique. Ayez du courage. »

Les portes s’ouvrent, et tout est envahi. Le président ouvre les débats, constate l’identité de chaque accusé et les avertit qu’ils vont entendre les charges écrasantes portées contre eux. Le greffier lit d’une voix claire l’acte d‘accusation, qui dure une grande demi-heure. Vient ensuite l‘appel des témoins qui sont au nombre de cinquante-huit. Il est une heure, on procède à l‘interrogatoire d’Auvray. »

Interrogatoire d’Auvray

« Joseph Auvray, 17 ans ½, né à Montpertuis et domicilié de  droit à Longraye (Calvados) et en dernier lieu à Airel, chez Mr Gilles, fils de l’une des victimes. Il essaye de pleurer mais malgré ses efforts les larmes ne viennent pas. C’est un cœur de marbre. Ses forfaits l’indiquent assez. Il baisse la tête continuellement.  Sa figure,  qu’il relève forcément lorsque  le  président l’interroge, est  blême et cadavéreuse. Ses yeux de panthère qu’il roule dans leurs orbites ont quelque chose de féroce et de faux. Il est d’une maigreur et d’une laideur extrême. Ses mains sont fortes et épaisses – les mains qu’on reconnait souvent chez les vulgaires assassins – telles celles de Gahamut (2), d’Alartot, des Berland (3) et Doré (2). On le représente comme la brute finie, sans intelligence, sans instruction, sans éducation, plutôt idiot : mais à une question que va lui poser tout à l’heure M. le Président, on verra qu’il ne l’est pas du tout. »

(2)Adolphe Gamahut dit Champion (1861-1885) fut condamné à mort et guillotiné pour vol et assassinat sur la personne d’une vieille dame Mme Ballerich, veuve d’un officier de police, boulevard de Grenelle à Paris. Le musée Grévin exposa sa statue de cire en 1895.

(3)Adolphe Berland dit la Redingue (1871-1891) et Gustave Doré dit Titi (1872-1891) garçon boucher ont été condamnés à mort et guillotinés pour actes de torture et assassinat sur la personne de Mme Dessaignes, une vieille dame de 80 ans rentière de Courbevoie.

« Le Président – Auvray, levez-vous. Vous êtes accusé d’avoir, à Moon-sur-Elle, assassiné les malheureuses Prudence Godard et Marie Roger, veuve Gilles.

Auvray – OUI, Monsieur le président.

Le Président – Que vous avez fait ces infortunées, bonnes et aimées de toutes ?

Auvray – Rien, monsieur le président, mais il nous fallait, à mon beau-frère et à moi, de l’argent pour aller à la Noël, à Longraye et nous avions résolu d’en trouver là, sachant que la mère Gilles en avait reçu de la vente d’un veau et d’un porc.

Le Président – Mais pour 70 fr. 10, vous supprimez deux existences humaines qui ne vous avaient

jamais fait que du bien. Vous n’y aller pas de main morte.

Auvray ne répond pas ou s’il le fait, c’est à voix à basse. Le Président lui dit de parler fort et les avocats

également. On le fait aller en face des jurés.

Le Président – Racontez vous-mêmes à MM. Les jurés comment l’affaire s’est passée et sans rien

omettre ni ajouter, et cette fois parlez haut.

Auvray – le 19 décembre au matin, je fus changer d’effets chez ma soeur et il fut convenu que nous irions, son mari (Basnier) elle et moi à Longraye et que pour cela je demanderais 20 fr. à mon maître. Le soir, j’y revins et leur dit que je ne pourrais y aller parce qu’Edmond Gilles m’avait refusé de l’argent. J’en trouverai bien répondit Basnier. Je connais la maison de la veuve Gilles et là nous en aurons. Toi qui connais l’endroit, viens avec moi. Je répondis à mon beau-frère que je n’irais pas et, à force de me le répéter, j’y suis allé, pour mon malheur. Il était alors 9 heures et ½ du soir quand nous sommes arrivés vers 10 heures à Moon ; là j’ai passé par le trou de la cave, Basnier avait apporté un bout de chandelle dont je m’emparai. Je descendis le premier et j’allumai ma chandelle. Basnier m’a suivi, nous avons ouvert de force la porte de la cave qui donne sur l’escalier, puis nous sommes entrés dans la maison. Arrivés à l’armoire la clef n’y était pas.

Le Président – Alors qu’avez-vous fait ?

Auvray – Basnier m’a dit : « il faut aller la chercher, elle est sûrement dans la poche de la vieille. » Je lui répondis que je n’irais pas, qu’elles allaient se réveiller et nous vendre. « On va leur faire le coup, » me dit mon beau-frère ; « tu vas commencer par Prudence Godard ; tiens voilà un couteau de boucher

Je rentre dans le cabinet de Prudence, elle dormait ; je lui portai un formidable coup au cœur, elle se mit sur son séant. Je lui en portai alors deux autres coups ; elle se mit à appeler secours. La mère Gilles se leva et Basnier me reprit le couteau. Je n’en pouvais plus. Il la frappa de trois coups de l’arme ; elle eut la force d’ouvrir la petite fenêtre et d’appeler : « Jules Marguerite, au feu ! » Alors Basnier la saisit et lui coupa la gorge d’un seul coup. Elle tomba la tête contre la porte, elle était finie ; il enjamba par- dessus le corps, et avec la chandelle nous nous sommes approchés de Prudence. Voyant qu’elle râlait encore, assise par terre au pied de son lit, j’éclairai Basnier qui lui coupa la gorge d’un coup. Puis nous sommes repartis. J’avais fouillé la veuve Gilles et trouvé 22 sous sur elle, que je pris, puis avec la clef trouvée dans sa poche, nous avons ouvert l’armoire et pris 76 fr. 10, nous avons tout fermé et nous sommes repartis. (Mouvement).

Le président – Est-il à votre connaissance que la pauvre femme Prudence Godard, appela au secours, et que sachant qu’elle était perdue, elle a voulu sauver sa maîtresse, Mme Gilles ? (Mouvement prolongé).

Auvray – Oui, Monsieur le Président, et Basnier répondit : Gue… pas, vieille g…, tu vas y passer comme l’autre ! (Mouvement d’horreur dans la salle).

Le Président (à Basnier) – Vous entendez, Basnier, ce que dit Auvray. Persistez-vous à nier votre culpabilité ?

Basnier – Oui, je le nie; tout ce qu’il dit est faux. C’est un menteur.

Auvray – Le menteur, c’hest té.

Basnier – Non, c’hest té, sans té je ne saurai pas là.

Auvray – C’hest té qu’de cause que j’y sée.

Basnier – Tez un misérable !

Auvray – tez le plus grand …

Le Président met fin à l’incident et va procéder à l’interrogatoire de Basnier.

Interrogatoire de Basnier

Le président – Basnier, levez-vous. Vous avez 33 ans, vous êtes né à Airel et y étiez domicilié avant votre incarcération. Vous êtes marié depuis quatorze mois. Vous persistez à dire que votre beau-frère est un menteur et que vous êtes innocent.

Basnier – Oui, Monsieur.

Le Président – Dans la nuit du crime, où étiez-vous ?

Basnier – Je suis rentré à huit heures et demie chez moi, et je me suis couché ; j’ai dormi tout le temps étant fatigué d’avoir gardé un mort la veille.

Le Président – A quelle heure avez-vous vu Auvray le soir ?

Basnier – Je ne l’ai pas vu, il n’est pas venu ce soir-là chez moi.

Le Président – Mais lui prétend, au contraire qu’il est arrivé le soir, que vous vous chauffiez avec votre

femme et que vous avez bu deux bollées de cidre.

Basnier – C’est un menteur, il veut me perdre avec lui.

Le Président – Mais, voyons, pourquoi vous perdre ; lui, sait ce qui l’attend; il est perdu ; que vous soyez ou non condamné, cela ne peut rien lui faire.

Basnier – Il veut se venger.

Le Président – Mais de quoi ?

(Silence de Basnier ; il hausse les épaules et baisse la tête, ce qu’il fait depuis le commencement de

l’audience et continuera jusqu’à la fin).

Le Président – Alors, vous avez dormi toute la nuit ?

Basnier – Non, j’ai même vu passer, ou plutôt entendu la voiture de Victor Deslandes passer vers 6

heures du matin, et je l’ai entendu repasser vers sept heures.

Le président – Ce témoin, cité à l’audience, vous dira que vous ne l’avez pas entendu ni vu repasser à

7 heures ou 8 heures, n’étant repassé qu’à 10 heures. Il est inutile que je vous interroge plus

longtemps, vous apportez partout un système de dénégations. Asseyez-vous.

Interrogatoire de la femme Basnier

Le Président – Vous vous nommez fille Auvray, femme Basnier âgée de 28 ans, et habitez Airel ?

Femme Basnier – Oui

Le Président – Où votre mari a-t-il été le 19 décembre dernier ?

Femme Basnier – Il s’est couché à 9 heures et demie.

Le Président – Avez-vous vu votre frère le soir du 19 ?

Femme Basnier – Non, je ne l’ai vu que le matin.

Le Président – Alors, que répondit votre mari quand il lui dit que M. Gilles avait refusé de l’argent pour

passer les fêtes de Noël  à Longraye ?

Femme Basnier – On répondit qu’on irait plus tard.

Le Président – Qu’avez-vous fait de la blouse tâchée de sang dont s’était servi votre mari le jour du crime ? Vous l’avez brûlée ?

Femme Basnier – Non, je n’en ai pas brûlé.

Le Président – Mais comment se fait-il que vous auriez, étant à la prison de St-Lô, répété à vos codétenues, les femmes Loquet, Marie Truder et autres, le propos suivant : » Pour sûr que je ne dirai jamais rien, qu’ils ne trouveront rien, car j’ai brûlé la blouse ; qu’ils la cherchent, ils ne la retrouveront jamais ».

(Là, le président fait remarquer que les femmes ne peuvent avoir inventé cela d’elles-mêmes et qu’il

faut que la femme Basnier le leur ait dit).

Le Président – Femme Basnier, voulez-vous expliquer à MM. Les jurés, comment il se fait que, séparée de votre mari et de votre frère depuis un an, et au secret tous les trois, toutes les femmes de la prison étaient renseignées. Par qui et qui les auraient renseignées ?

Femme Basnier – Ah ! Dame ! C’est le juge d’instruction sans doute ; moi, je n’ai jamais rien dit.

Le Président – C’est inadmissible. MM les jurés apprécieront, car un juge n’a le droit de rien révéler.

Femme Basnier – Je n’ai pourtant rien dit à personne.

Le Président – Vous affirmez ce que vous dites, femme Basnier, car pour qu’il n’y ait aucune surprise ni du côté de la défense, qui a une lourde tâche, ni du côté du ministère public, qui défend la société, je vous préviens que, si, à l’audience, des témoins vous opposent un formel démenti, vous condamnez votre mari.

Femme Basnier – j’ai dit la vérité.

A ce moment, l’audience est suspendue pour l’audition des témoins. Chacun a besoin de respirer, tant on étouffe dans cette salle.

L’audition des témoins

Il est 2 heures, l’audience est reprise. Le fils de la victime Mme Gilles est introduit. Sa déposition dure une heure. Mr le Président s’efforce à ménager la douleur visible de cet homme, en l’interrogeant avec la plus grande bienveillance. Il semble que ce digne magistrat ressent quelque chose de la douleur du témoin.

En quelques mots, nous pouvons reconstituer sa déposition. Il a le premier, avec le garde-champêtre de Moon, le docteur Rondel, Paing, et la soeur de la victime Rosalie Godard, découvert le crime. Toutes ces personnes voient l’affreux drame. M. Gilles rentre le premier, l’honorable docteur Rondel enfonce les portes par ordre. Ne sachant pas ce qui se passe, on s’arme de gourdins. Bonne prudence … Si un assassin était là ! Qu’aperçoit-on? … Chose hideuse ! Un cadavre assis par terre, les cheveux collés par le sang coagulé, les bras tombant, la chemise ramenée sur les genoux.

–     Tiens, dit M. Gilles à Rosalie Godard, voilà ta soeur!

Cette pauvre femme n’a qu’un élan et se jette sur elle pour la serrer dans ses bras. Le docteur Rondel lui prend les mains et lui dit : « Arrête, pauvre femme ! Dans l’intérêt de la famille, de la société, ne touchez pas à cette infortunée. ». Rosalie Godard recule et en jetant des cris de douleur, s’écrie : « Oh ! Ma pauvre sœur ! Toi, si bonne, si douce, quel est donc l’homme qui t’a mise en lambeaux ? ».

Mais nous ne voyons que la moitié du drame. Madame Gilles, tout à côté, baigne dans une mare de sang. « Oh ! Grand Dieu ! Ma mère, ma pauvre mère ! Quel est l’affreux gredin qui t’a tuée, toi si bonne ? ».

Ce n’est pas tout, mes pauvres amis, dit M. Rondel médecin à St-Fromond, du courage! Qu’on aille chercher M. le  Maire et le garde-champêtre, et vite les gendarmes, le juge de paix, vont chercher le Parquet.

Alors dans tout Moon, tout se sait, tout est déjà compris. Et tous de se dire : »Oh ! Qui donc a pu tuer

ces malheureuses, qui n’auraient pas fait de mal à une mouche ? ».

D’après le témoin M. Gilles et aidé d’un homme qui arrive, nous allons le savoir.

Monsieur le brigadier, et le juge de paix de St-Clair s’entendent. Qui donc peut en vouloir à ces

malheureuses ?

–     Elles n’ont pas un ennemi, répondit-on de toutes parts.

–     Mais qui donc? …

–      Attendez, dit Mr Corbin, juge de paix. Je me rappelle avoir eu une affaire de fusil volé par un soi-disant Auvray, votre domestique, M. Gilles, or, n’ayant pas de preuves, j’ai écrit à M. le Procureur de St-Lô, pour supplément d’enquête, sur les dommages-intérêts demandés et quinze jours après, l’assassinat avait eu lieu. Fallait de l’argent. Et d’arrêter Basnier, sa femme et Auvray, fut vite fait.

Gardés à vue tous les trois, Auvray se reconnaît seul coupable, puis ment, dit qu’avant il aurait trouvé des gens inconnus, lui proposant un coup à faire. Certes, c’était bâti d’argile, cela ne tenait pas debout. Finalement, il dit : » Eh bien, non, le principal coupable, c’est Basnier ». Et voilà que le 31 décembre, il est arrêté et maintenu. Il se pourvoit en cassation en septembre dernier : son pourvoi est rejeté et finalement il revient devant la Cour. C’est le sommaire des faits.

Passe ensuite, M. le docteur Leturc. Cet éminent praticien, dans sa noble carrière qui ne date pas d’un jour, explique avec une grande netteté tout ce que sa science sait (et elle en sait long). Puis finit en disant : »Non, de ma vie, je n’ai vu telle chose, c’était une boucherie, j’ai eu peur, moi, vieux médecin, accoutumé à voir des mourants. C’était horrible ».

Le Président – Croyez-vous Monsieur le docteur, qu’un seul homme comme Auvray ait pu venir à bout

de cette horrible besogne ?

Le docteur Leturc – Mon avis est contraire : ils étaient au moins deux.

Vient ensuite le docteur Louihs, qui a été chargé par l’instruction de faire l’analyse des pièces à conviction : blouses, couteaux, gilets, etc.

Grave incident d’audience

Le docteur Louihs s’efforce de rechercher la vérité. On cherche partout dans les pièces à conviction. Il y en a qui manquent, disent les avocats, notamment le bâton d’Auvray qui n’est pas là. On voit un gourdin non reconnu par Auvray. La défense se saisit de l’incident. Puis les blouses ne sont pas toutes reconnues. Basnier dit qu’il ne reconnait pas une blouse pâle, mais avait dit avant qu’il la reconnaissait. Me Mallet fait remarquer une fois de plus qu’il ment toujours lui, Basnier ; la question grave et capitale est la confusion complète. Le président fait sortir Auvray de sa place pour faire revêtir les deux blouses qu’il avait le jour du crime. L’une plus longue que l’autre, est tâchée de sang seulement en bas.

Vient ensuite le témoin veuve Leroy, dit Henriette, aubergiste à La Forge-Fallot.

Nouvel incident d’audience plus grave que le précédent

Sur les 58 témoins cités, et plus de 20 par la défense, on attend avec anxiété celui qui va jouer le plus grand rôle dans cette malheureuse affaire. C’est Mme veuve Leroy, aubergiste à la Forge-Fallot (Airel), juste en face les époux Basnier. Elle se présente toute inquiète devant la Cour ; elle a l’air toute étonnée de ce que le ministère public l’ait faite assigner. Elle ne sait rien, ne connait rien, n’a rien vu, rien entendu.

Très grave incident

Le Président – Huissier audiencier, appelez le témoin. – (Mme Leroy apparait très étonnée).

Madame, ajoute le Président, vous niez toujours n’avoir rien vu, rien entendu, malgré les affirmations

es 6 témoins confrontés avec vous ?

Madame Leroy – Oui, M. le président.

Le Président – La nuit porte conseil, madame.

Sur ce, des dépêches sont envoyées dans la nuit à Amand Le Laizant, à Moon, à son fils, à Jules Gilles et à son domestique.

Sitôt arrivés, ils paraissent à la barre et affirment qu’ils ont bien entendu dire à Mme Leroy qu’elle

avait vu et entendu laver, dans la nuit du crime, chez Basnier.

La Cour se retire pour en délibérer, et un quart d’heure après elle prononce la sentence suivante contre

la veuve Leroy.

Le Président – Attendu que malgré les témoins citées, Madame Leroy nie le fait et est convaincue de faux témoignage ; ordonnons qu’elle soit mise immédiatement en état d’arrestation.

Elle est arrêtée et placée pendant 4 heures entre deux gendarmes. Elle réfléchit et finit par dire au

Président qu’en effet, cela se peut, que la mémoire lui fait défaut. Elle est rendue à la liberté.

Vient ensuite M. Godard, professeur à Paris, qui, après le serment d’usage, dit qu’on peut, par réverbération, voir de la lumière sur le mur opposé. Les défenseurs l’entourent auprès des jurés qui lui soumettent le plan sur lequel il reconnait l’endroit indiqué. Me Leclerc  conteste le fait, M. Godard soutient son dire et M. le Maire de Moon, placé derrière lui, dit qu’il a raison. Le gendarme Camelot dit également qu’on peut voir la lumière.

Les dépositions des témoins suivants sont sans intérêt.

On passe à l’audition des avocats et d’abord du ministère public.

Dans un réquisitoire très serré, M. l’avocat général demande des circonstances atténuantes pour Auvray et la femme Basnier, mais supplie les jurés de se montrer sans pitié pour Basnier et requiert contre ce dernier la peine de mort.

Me Rabec, dans une plaidoirie éloquente, démolit le réquisitoire de l’avocat général ; il parle 4 heures et fait ressortir Basnier blanc comme neige de la situation.

Me Chevalier fait de même pour la femme Basnier et la sauve également.

Me Mallet sauve la tête d’Auvray eu égard à son jeune âge et ayant, dit-il été poussé  au crime par

Basnier.

Le verdict

Les jurés se retirent pour délibérer, et après une demi-heure, ils rentrent portant que Basnier et sa femme ne sont pas coupables des faits qui leur sont reprochés. En conséquence, ils sont mis en liberté.

Auvray s’entend condamner en pleurant à la peine des travaux forcés à perpétuité. Il est juste 44

heures et demie du matin. L’affaire a duré deux jours de plus qu’on ne croyait.

Le bagne

Joseph Auvray fut envoyé au bagne en Guyane sur les îles du Salut (4) sous le matricule 29603, après sa condamnation aux travaux forcés à perpétuité. Il y décéda rapidement, quelques mois après son arrivée, le 7 mai 1899 à l’âge de 18 ans.

(4) Le capitaine Dreyfus fut détenu sur les îles du Salut (l’île du Diable) à cette époque, de 1895 à 1899.

Gilbert Lieurey

Sources :

L’Avenir du Bessin et du Cotentin (et le journal d’Isigny)

–     N° 52 du dimanche 26 décembre 1897 (page 215-216 Archives départementales du Calvados)

double assassinat de Moon-sur-Elle

–     N° 1 du 2 janvier 1898 (page 4 AD Calvados) nouveaux détails

–     N° 2 du 9 janvier 1898 (page 8 AD Calvados) nouvelle arrestation

–     N° 3 du 16 janvier 1898 (page 11 AC Calvados) arrestation de la sœur

–     N° 36 du 4 septembre 1898 (page 152 Calvados) procès pour la session de septembre

–     N° 37 du 11 septembre 1898 (page 156 AC Calvados) affaire renvoyée en décembre

–     N° 47 du 20 novembre 1898 (page 199 AC Calvados) biographie des victimes

–     N° 48 du 27 novembre 1898 (page 202 AD Calvados) lettre d’une lectrice

–     N° 51 du 18 décembre 1898 (page 215 … AD Calvados), compte-rendu du procès à Coutances.

Registres d’Etat-civil en ligne des Archives départementales de la Manche et du Calvados

1 – Presse nationale sur Gallica BNF