Le mystère de la chapelle Saint-Vigor et de son cimetière
La chapelle St-Vigor a totalement disparu de la mémoire de Moon-sur-Elle depuis au moins deux siècles. Aucune carte, aucun document ne l’évoque.
Pourtant sur la carte de Cassini, qui date de la seconde moitié du XVIIIe siècle, figure la chapelle Saint-Vigor située au nord de la commune entre l’Elle et le ruisseau du Rieu.
Une chapelle déjà en ruines en 1757
Elle n’était que ruines au XVIIIe siècle, comme évoquée dans cet acte de décès du registre paroissial de Moon du 28 janvier 1757 :
« … Elizabeth Belhaire femme de Pierre Ygouf laboureur (décédée) dans une maison et ferme appartenant à Joseph Ygouf près les ruines de la chapelle Saint-Vigor » (p.34 reg.6 BMS Moon).
Un autre acte du 6 novembre 1730 nous donne une précision de sa localisation.
Jacques Laforge, fils Sébastien et de Françoise des Moulins, est né « … dans la maison de Pierre Ygouf aux environs de la chapelle Saint-Vigor proche le village au Hamel de La Lande » (p.38 reg.4 BMS Moon).
Carte de Cassini de la seconde moitié du XVIIIe siècle où figurent les noms de Saint-Vigor et de la Lande.
Le cadastre Napoléon de 1811 nous apporte quelques informations supplémentaires pour une localisation encore plus précise.
Elle serait située entre le village de Canivet et le Clos Perrin, aux limites des paroisses de Moon et d’Airel. 2 parcelles s’y référent, avec celle numérotée A 61 dénommée cimetière de Saint-Vigor et celle numérotée A 62 appelée jardin de Saint-Vigor. Ces petites parcelles et leurs noms ont disparu du cadastre actuel. Trois parcelles au nom d’Ygouf y figurent.
Chemin du Canivet au Clos Perrin (l’ancienne carrière à droite, parcelles évoquant St-Vigor à gauche)
Cadastre Napoléon de 1811 : n° 61 : cimetière de Saint-Vigor et n° 62 : jardin de Saint-Vigor (en bordure du chemin du Clos Perrin au Canivet) – n° 45-46 : terre Ygouf – n° 48 : la pointe de la pièce Ygouf – n° 49 : jardin Ygouf – n° 50 : pièce Ygouf – n° 80 : La Lande
A gauche les parcelles du jardin et cimetière de Saint-Vigor, à droite un roncier au milieu du champ (ruines de la chapelle ?)
Au début des années 2 000, Mr Maurice Féret, ancien ouvrier des tuileries, me confia qu’un jour, du temps de l’exploitation de la carrière d’argile, apparut sur le front de taille à l’ouest, ce qu’il appelait un sarcophage. Le directeur fit réenfouir ces vestiges et ne creusa pas davantage. Il craignait l’intervention des services archéologiques qui auraient pu stopper l’exploitation de la carrière. La lecture du cadastre Napoléon confirmerait cette version.
Carrière devenue étang avec le front occidental à l’arrière-plan.
Saint-Vigor, ermite au début du VIe siècle
Saint-Vigor était un ermite originaire d’Artois, venu s’installer dans la grande forêt et les campagnes de l’Ouest du Bessin pour convertir les habitants à la foi chrétienne. Il fonda un premier monastère à Cerisy-la-Forêt au début du VIe siècle à l’époque de Clovis.
Détruit au IXe siècle par les Vikings, une nouvelle abbaye fut fondée par une charte du duc de Normandie Robert le Magnifique en 1030 et placée sous le vocable de Saint-Vigor.
Selon la légende, Saint-Vigor avait terrassé un dragon, » monstrueux serpent » qui habitait la forêt. Saint-Vigor lui passa son étole autour du cou et le fit conduire jusqu’à la mer où le dragon fut noyé. La victoire du missionnaire symbolisait la victoire du christianisme sur le paganisme. Il brisa le culte rendu à des divinités païennes par les Bajocasses, sur le mont Phaunus, près de Bayeux, aujourd’hui sur la paroisse de Saint-Vigor le Grand. Il y érigea un monastère.
Il devint l’évêque de Bayeux au début du VIe siècle à l’époque des premiers rois francs.
Statue de Saint-Vigor à l’abbaye de Cerisy et l’abbaye dans son cadre champêtre
A partir du VIe siècle, au temps des premiers rois Mérovingiens, les campagnes du territoire de l’actuelle Normandie encore païennes, furent parcourues par de nombreux saints évangélisateurs. Ces missionnaires menaient un mode de vie itinérant et d’ascèse. Ces ermites se posaient au cours d’étapes de leurs pérégrinations, et fondaient des ermitages où l’office divin était célébré. Des sanctuaires purent être édifiés pour le culte sur ces lieux d’ermitage, voire certaines chapelles d’ermitage purent constituer les premiers germes d’une paroisse (1).
Quelle put être l’histoire de cette chapelle et de ce cimetière ?
La paroisse de Moon se situait aux confins du Bessin. Au-delà s’ouvraient les marais du Cotentin avec les vallées de l‘Elle et de la Vire.
Vallée de l’Elle et chemin du Canivet
La paroisse de Moon, placée sous le vocable de Notre-Dame, était desservie par 3 cures :
-La première portion relevait du fief du Hommet,
-La deuxième portion relevait du patronage du prieur de Saint-Nicolas de la Chesnaie qui fut réunie vers 1580 à la première.
-La troisième portion, dite la prébende, avait pour patron un chanoine du chapitre de la cathédrale de Bayeux.
un lieu de culte très ancien de Saint-Vigor, l’un des premiers évêques de Bayeux?
Moon était l’une des 36 prébendes fondées antérieurement à 1074 (prebenda de Moon selon le livre pelut de Bayeux de 1356) qui relevait du chapitre de la cathédrale de Bayeux. Or, en 1665, Pierre James prêtre curé de la prébende de Moon était désigné comme chapelain de la chapelle Saint-Vigor d’Airel. Faut-il établir un lien entre cette chapelle et la cathédrale de Bayeux, dont Saint-Vigor fut l’évêque ?
« Le 9 février audit an 1665 a esté baptisé par moy soubz signé, chapellain de la chapelle Sainct Vigor d’Airel, curé de Moon en la portion de la prébende, une fille sortie du mariage de Pierre Lelaizant, fils Robert, et Magdaleine Le Rebourg sa femme, nommée Barbe par Barbe Lelaizant assistée de Jean Boschier » (p.83 reg.2 BMS Moon).
Certes Pierre James avait été inhumé la veille, le 8 février 1665, par Charles Graffard prêtre curé d’Airel (p.83 reg.2 BMS Moon) mais plusieurs actes, dont ces deux actes, furent rédigés à la suite et cela d’une même écriture. Gilles Enguehard le nouveau curé de la prébende ne signa qu’en avril 1665 et ne pouvait être nommé dès le lendemain de l’inhumation de Pierre James (p. 105 reg. 2 BMS Moon).
Autre hypothèse, la seconde portion de la cure de Moon, était rattachée au patronage du prieur de Saint-Nicolas de la Chesnaie, un prieuré hospitalier sis à Saint-Vigor le Grand. Saint-Vigor y avait brisé les idoles du culte païen. Faut-il établir un lien entre cette chapelle et ce prieuré situé à Saint-Vigor le Grand ?
Une chapelle seigneuriale?
Troisième hypothèse, la paroisse d’Airel est située aux limites du siège de la chapelle, avec notamment la présence de la ferme manoir de la Motte d’Airel sise sur l’Elle et la présence des moulins d’Airel. Ce fief de la Motte à Airel avait pour seigneurs la famille Marguerye. En 1665 elle était qualifiée de chapelle Saint-Vigor d’Airel. Pourrait-elle avoir été une chapelle seigneuriale ?
Sur la paroisse de Moon, il existait deux chapelles seigneuriales.
L‘église de Moon abrite la chapelle Sainte-Barbe, édifiée à la fin du XVe ou début XVIe siècle dans un style gothique flamboyant. Dans son voyage archéologique dans la Manche en 1819, l’historien Charles de Gerville penchait pour une « chapelle des seigneurs, faite par un Bauquet », les Bauquet qui furent les seigneurs de Moon du XVIe au XVIIIe siècle. Richard, Robert et Guillaume Bauquet dont les noms apparaissent sur les plaques commémoratives de la chapelle siècle ont-ils inauguré cette chapelle dans les années 1530 ? Plusieurs Bauquet s’y firent enterrer aux XVIIe-XVIIIe siècles.
Une autre chapelle seigneuriale existe à Moon, elle est rattachée à la Chapelle du Mesnil-Vitey située aux limites de la paroisse de Moon. Elle était le siège du fief du Mesnil-Vitey au Moyen-Age. Elle fut dédiée à Saint-Thomas de Cantorbory. Un mariage y était encore célébré en juin 1706 (p. 49 reg.3 BMS Moon) et un chapelain, Guillaume Huet, lui était rattaché au milieu du XVIIIe siècle .
Chapelle du Mesnil-Vitey et la statue de St-Thomas de Cantorbéry refaite
l’ancienneté de la chapelle Saint-Vigor
Des liens privilégiés de cette paroisse avec la cathédrale de Bayeux dont Saint-Vigor fut l’un des premiers évêques et le site Saint-Vigor le Grand sont indéniables. La paroisse de Moon est également située seulement à 8 km de l’Abbaye de Cerisy-la-Forêt.
L’autre piste d’une chapelle seigneuriale rattachée à un domaine aux confins du Bessin peut être aussi envisagée.
L’ancienneté de cette chapelle semble attestée. Elle était déjà totalement ruinée au milieu du XVIIIe siècle.
Fut-elle un lieu d’ermitage dans les premiers temps du christianisme, perdu au bout du Bessin face aux marais du Cotentin et à la forêt de Neuilly ?
Fut-elle la marque de l’évangélisation de nos campagnes des premiers temps du christianisme sous les Mérovingiens ?
Fut-elle l’héritière d’une première église avec son cimetière ?
Il est difficile d’y répondre.
Reste à méditer et espérer trouver d’autres indices et informations pour retracer son histoire et expliquer son effacement dans les mémoires de la commune depuis deux siècles.
(1) Voyageurs et ermites, saints populaires évangélisateurs de la Normandie – Musée de Normandie 1996
(2) Photos Gilbert Lieurey
Gilbert Lieurey