L’agriculture de 1945 aux années 1970, une révolution silencieuse.
A travers les témoignages de quatre anciens agriculteurs de la commune qui se sont installés dans les années 1950 et qui ont pris leur retraite à la fin des années 1980, début 1990, nous vous invitons à découvrir ce qu’était la vie agricole dans une commune du bocage du Centre- Manche.
Fiche: résumé de l’article
Roland, Alexandre et Renée étaient des enfants de cultivateurs, chacun travailla tout naturellement à la ferme des parents. Pierre en revanche était fils de cheminot. Ils se sont installés dans les années 1950. Le cas de Renée était plus original avec cette association de cultivateurs – cheminots.
Une agriculture familiale
Tous ont privilégié l’élevage laitier, la paie du lait c’était le salaire de l’agriculteur, un revenu qui rentrait régulièrement selon Roland, qui livra son lait à la laiterie Gervais, puis à la coopérative d’Elle et Vire. Dans les premières années, Pierre allait vendre son beurre au marché à beurre de Saint-Clair. Alexandre succéda à son père. Il démarra avec un troupeau de 25 laitières, lait ramassé par le chauffeur laitier de la coopérative d’Elle et Vire. Alexandre allait au marché de Saint-Lô le mardi pour vendre les petits veaux de 8 jours. Alexandre faisait de l’herbager, Il achetait des vaches de réforme au printemps sur le marché pour les engraisser et les revendait en automne sur le marché de Littry.
Les vaches étaient mises à l’herbe sur des prairies naturelles. Les pommes pouvaient apporter un revenu non négligeable pour qui voulait se donner la peine. La mère de Renée sur la ferme à Lison parvenait à régler ainsi son fermage. Roland livrait ses pommes à la cidrerie de La Meauffe.
Pour Colette, les foins étaient l’un des moments les plus intenses des travaux, tasser les 3 plateaux de foin puis le retasser sous le hangar. La moyenne à l’époque, c’étaient 1000 bottes de foin à la main dans la journée pour un tâcheron. S’occuper des bêtes, demandait beaucoup de travail et une présence quotidienne. Charrier l’eau, changer les bêtes d’herbage, s’assurer des clôtures, la traite chaque matin, chaque soir. Les femmes ont travaillé dur. Outre la traite, il fallait s’occuper des veaux, laver les bidons et donner le coup de main lors des foins.
La révolution mécanique
La grande révolution fut selon nos témoins, à la fin des années 1950 et les années 1960, l’arrivée du tracteur, Roland et Pierre eurent leur premier tracteur en 1958. Le cheval de trait qui était l’animal indispensable pour tous les travaux de la ferme disparut des campagnes. Adieu les Papillon, Polka, Coquette.
Les années 1960 virent aussi arriver la machine à traire. Selon le changement d’herbages pour les bêtes, la machine à traire ambulante était installée soit au siège de l’exploitation, soit au bas des pièces.
Roland, Alexandre, Renée, Pierre, agriculteurs de la même génération, n’ont pas investi dans la nouvelle étape d’intensification des années 1970, les prairies artificielles labourées et surtout la révolution du maïs ensilé, maïs-fourrage qui occupe aujourd’hui une bonne partie de nos paysages. Avec la retraite dans les années 1990, ce fut le départ de toute une génération d’agriculteurs et la fin des quatre exploitations.
Article
Première partie : l’agriculture des années 1950
Une agriculture familiale
Roland, Alexandre et Renée étaient des enfants de cultivateurs, scolarité obligatoire faite, chacun travailla tout naturellement à la ferme des parents. Pierre par contre était fils de cheminot.
Roland Poirier né à Moon sur Elle en 1929, quitta l’école à 14 ans pour travailler sur l’exploitation de ses parents aux Landes Bosquets. Roland avait été tenté de quitter le milieu agricole, attiré d’abord par le métier de forgeron qu’il avait vu à Sainte Marguerite d’Elle. Puis, il refusa une proposition de travail sur Caen comme électricien. Finalement il resta sur l’exploitation familiale. Mariée à Andrée en 1955, il démarra avec une douzaine d’hectares en fermage. Son père lui donna 2 vaches, la jument Polka et le matériel. Quant à sa soeur, elle épousa un agriculteur du secteur, Monsieur Pézeril. Roland se souvient de ces nombreuses petites exploitations agricoles sur la commune au moment de son installation.
Alexandre Lecanu né en 1927 réussissait bien à l’école, après sa communion il quitta l’école de Moon pour aller à l’Institut à Agneaux de 1938 à 1940. En juin 1940 son père vint le rechercher précipitamment au moment de l‘invasion allemande. Il travailla sur la ferme de ses parents, située à la Lande, dès l’été 1940 et même si Alexandre suivit par la suite quelques cours par correspondance, il s’est toujours vu devenir cultivateur. Son père décéda en 1954, Alexandre prit la suite avec sa mère et 2 ouvriers agricoles. Il se maria en 1963 avec Paulette qui vint sur l’exploitation. Fils d’une vieille famille de Moon sur Elle, il démarra sur une exploitation de 40 ha en fermage avec notamment des terres de la ferme de l’église et du château et 25 vaches.
Renée Turmet née en 1923 qui avait perdu son père en 1936, âgée d’à peine 13 ans, dut donner le coup de main à sa mère pour exploiter la ferme située à Lison. Elle y resta jusqu’à sa venue à Moon sur Elle en 1948. Mariée en 1945 avec Arthur, ils louèrent la petite ferme de la Duranderie à Moon et démarrèrent avec les 6 vaches que donna la mère de Renée et le matériel récupéré à Lison. Arthur était cheminot et son père, décédé en 1938, était menuisier. Arthur et Renée étaient l’exemple de la petite exploitation qui associait le monde cheminot et le monde agricole. Toutefois ils avaient tous les deux des liens avec le monde agricole, la mère d’Arthur trayait à tâche et lui-même pendant la guerre a travaillé à la ferme chez Parfouru à Lison.
L’originalité des communes du secteur de la gare était cette association de cultivateurs cheminots, le mari cheminot et la femme cultivatrice, ce qui permettait un revenu complémentaire. Renée s’occupait des vaches avec la traite, le changement d’herbages, les clôtures et d’un peu de jardin, Arthur cheminot intervenait sur les autres travaux de la ferme et prenait ses congés de cheminot au moment des foins et de la récolte des pommes. Pour aider aux travaux, un commis était employé quelques jours puis, quand l’exploitation fut agrandie à la fin des années 1950, un ouvrier agricole vint travailler 3 jours par semaine.
Selon Pierre Labbé tout au long de la descente de la Fotelaie, existaient ainsi de petites exploitations de cheminots, la femme exploitant 2 à 3 vaches.
Le cas de Pierre né en 1929 et Colette Labbé est plus atypique, ni l’un, ni l’autre n’étaient des enfants de cultivateurs. Pierre habitait au Chemin du Taillis, il était fils de cheminot, son père d’origine bretonne était chauffeur de locomotive. Lors de la guerre, son père acheta une vache puis une deuxième. Pierre n’alla plus à l’école et travailla dans les fermes. En 1952, il se maria avec Colette qui revenait de la région parisienne. Son père avait travaillé à la reconstruction de Pont-Hébert en 1946 et c’est ainsi qu’elle avait connu Moon sur Elle. Ils démarrèrent sur une petite exploitation, en fermage, Chemin du Taillis, avec 9 vaches, mais ils en perdirent une, l’année suivante en raison de la fièvre aphteuse.
Bidons de lait et vaches normandes
Tous ont privilégié l’élevage laitier, la paie du lait c’était le salaire de l’agriculteur, un revenu qui rentrait régulièrement. Roland vendait son lait à Gervais, il fallait que la traite soit terminée avant 7h 30 le matin. Estimant que les petits producteurs étaient moins bien payés que les plus gros producteurs qui déposaient au moins une douzaine de bidons, il se tourna vers la coopérative d’Elle et Vire. Il privilégia la race normande en terminant avec un troupeau de 25 à 30 vaches laitières, seules quelques hollandaises furent introduites dans le cheptel sur la fin. Pour constituer son troupeau, Roland eut recours d’abord au taureau de la ferme de la Vallée puis il eut son propre taureau. Si d’autres agriculteurs ont pu l’utiliser au début, Roland le garda ensuite pour son seul troupeau, car il n’avait pas présenté son taureau au registre cantonal. Les veaux étaient vendus à la coopérative à Saint-Lô et à l’abattoir.
Pierre allait vendre dans les premières années son beurre au marché à beurre de Saint-Clair, qui se tenait dans le bâtiment de l’ancienne cantine. Sur ce marché, Monsieur Leclanche goûtait le beurre, le classait et le collectait pour l’entreprise Claudel. Au tout début, Pierre écrémait sur des pots en grès puis faisait le beurre à la baratte basculante. Les bidons de lait étaient ramassés avec ceux de ses deux voisins, qui avaient chacun deux vaches, par Elle et Vire. Mais des désaccords sur le taux de matière grasse et donc sur le prix les conduisirent à se tourner vers Claudel. Enfin, Pierre termina avec une trentaine de vaches, moitié normandes, moitié hollandaises, livrant le lait à la coopérative d’Isigny. Au début Pierre allait au marché de Littry vendre les veaux le jeudi, mais il fallait négocier avec les « marchands de vaches qui s’entendaient entre eux », alors il décida de ne plus y aller lui-même. Pierre fit également un peu d’élevage de cochons, 3 truies et 22 petits cochons se souvient Colette, livrés une fois élevés au marché de Littry mais ils abandonnèrent dans les années 1960, cela ne payait plus.
Renée vendait son lait à Gervais, elle a constitué progressivement son troupeau, que des normandes, ça allait de soi pour elle. En 1948, elle avait commencé avec 6 vaches, les petits veaux mâles étaient destinés à la boucherie, les femelles étaient gardées pour renouveler le troupeau et l’agrandir, elle termina avec une quinzaine de vaches laitières. « Des bêtes que j’avais élevées », Renée était très attachée à ses vaches qu’elle connaissait. Elle se rappelle que pendant des vacances, la personne en garde du troupeau fut embarrassée de lui apprendre que Madelon était morte, mais c’était une vache déjà âgée de 18 ans. Aussi, lorsqu’Arthur décida de vendre le troupeau de laitières, c’était 5 ans avant la retraite, et de le remplacer par des bêtes à viande, elle en fut malade et affectée pendant plusieurs semaines. Les charolais, Renée ne les aimait pas, ces bêtes étaient brutales. Arthur les vendait une fois engraissées, au marché de Littry ou à la CASAM à Saint-Clair.
Lorsqu’Alexandre succéda à son père, il reprit l’exploitation avec sa mère, Paulette est arrivée en 1965. Il démarra avec un troupeau de 25 laitières, lait ramassé par le chauffeur laitier de la coopérative d’Elle et Vire. Alexandre allait au marché de Saint-Lô le mardi pour vendre les petits veaux de 8 jours. Le troupeau était de race normande, Si Alexandre eut recours de temps au temps au taureau pour son cheptel, il faisait venir également l’inséminateur, afin d’améliorer le bétail par la sélection et accroître la production de lait. Il termina l’exploitation avec un troupeau de 45 vaches. A côté des laitières, Alexandre faisait de l’herbager, Il achetait des vaches de réforme au printemps sur le marché pour les engraisser et les revendait en automne sur le marché de Littry. C’était le jeudi, un gros marché agricole à l’époque, avec les cochons, les veaux gras, les vaches allaitantes et les vaches à viande.
Vaches normandes sous les pommiers en fleurs
(carte postale made in Normandie)
L’image d’une Normandie traditionnelle avec ses vaches normandes ruminant dans un herbage clos et planté de pommiers en fleurs n’était pas qu’une carte postale, c’était encore celle de l’agriculture des années 1950/60. Les vaches étaient mises à l’herbe sur des prairies naturelles. Alexandre, Roland, Pierre et Renée ne labouraient pas, à quelques exceptions près. Le père d’Alexandre avait remis en labour 3 parcelles pendant la guerre pour le blé et l’avoine. Roland avait fait un peu de labour, du trèfle. Chaque matin, il partait avec le tombereau pour aller faucher un coin de trèfle pour les chevaux. Quant à Renée et Arthur, ils firent un peu de labour les 4 premières années, du blé, la machine à battre vint pour la dernière fois en 1952. Les terres humides de Moon sur Elle étaient peu propices aux labours. Pierre fit un peu de labour, des céréales, sur quelques pièces près de chez Roland et au Catperdu, ça devait être à l’époque de la brucellose.
Les pommes pouvaient apporter un revenu non négligeable pour qui voulait se donner la peine. La mère de Renée sur la ferme à Lison parvenait à régler ainsi son fermage. Son verger comptait beaucoup pour Arthur. Toute la pièce descendant vers la rivière avait été plantée. Son cru apprécié, Arthur vendait sans problème ses pommes aux particuliers et il produisait pour lui-même 5 à 6 tonneaux de cidre, cidre vendu ensuite en barriques ou en cidre bouché. Il prenait une partie de ses congés de cheminot au moment du ramassage des pommes. La grande tempête d’octobre de 1987 fut une véritable catastrophe, 120 pommiers furent arrachés.
Roland n’a pas arraché les pommiers, même si à l’époque le ministère de l’Agriculture encourageait à l’arrachage des pommiers par le versement de primes. Il livrait ses pommes à la cidrerie de La Meauffe. Pour accéder à l’usine, il fallait un laisser-passez et attendre son tour. Face à la file des banneaux, il était préférable de partir le soir, dormir sur place afin de passer dès le matin. Alexandre a le même souvenir, « les banneaux étaient cul à cul de l’église de Moon à La Meauffe ». On emportait du foin pour le cheval, on laissait le grand valet la nuit sur place pour ne pas perdre son tour, le cheval non dételé. Parfois de vives tensions éclataient si l’un tentait de passer avant les autres. Les pommes étaient déchargées dans un grand silo. A la cidrerie de La Meauffe toutes les espèces étaient acceptées car les pommes étaient destinées à la production d’alcool.
Pierre ne livra pas ses pommes à la Meauffe, il les descendait à la gare, les vidait dans des wagons, destination la Bretagne selon lui. Il livrait également sur le secteur, des cafés à Saint-Clair ou les camions de chez Hommet. Au total près de 80 à 90 tonnes de pommes étaient livrées, Pierre produisant de son côté 4 tonneaux.
Quand l’usine de La Meauffe ferma, Alexandre livra à la cidrerie d’Elle et Vire, une sélection des pommes était faite car elles étaient destinées à produire le cidre Elle et Vire. La cidrerie invitait à faire du surgreffage afin d’obtenir les espèces demandées. Alexandre fit arracher le plan de vieux pommiers mais acquit un plan de 3 hectares. Alexandre produisait également son propre cidre, une vingtaine de tonneaux, qu’il vendait en partie aux cafés du coin, à la Pomme d’Or, à la Gare, à Airel.
Les travaux agricoles, un dur labeur
Si la carte postale était belle pour les touristes, la réalité était plus rude dans l’après guerre et ces années 1950/60. La période des foins était l’une des plus intenses. La fauche du foin se faisait très tôt avant la chaleur pour épargner les chevaux. Chez Alexandre, Il fallait se lever à 4h pour aller chercher la jument dans le pré, l’atteler et faucher à partir de 5 heures. Tout un matériel était utilisé, barre de coupe, faneuse, pirouette, andaineur pour faire des rangs de foins élevés, botteleuse. Puis c’était le transport et la corvée de monter les foins dans les greniers. Arthur prenait la deuxième partie de ses congés de cheminot lors des foins, il avait investi dans une faucheuse à moteur et outre ses champs, il faisait des corvées sur d’autres parcelles pour amortir son matériel.
Pierre avait également son matériel, une faucheuse à cheval, la faneuse, le râteau et comme Arthur il avait investi dans une faucheuse à moteur, avant l’arrivée du tracteur. Pour Colette c’était l’un des moments les plus intenses des travaux, tasser les 3 plateaux de foin puis le retasser sous le hangar. Mr Surville venait travailler à tâche pour botteler, la moyenne à l’époque c’étaient 1000 bottes de foin à la main dans la journée pour un tâcheron.
Papillon le cheval de Pierre Labbé
Bien d’autres travaux étaient accomplis pendant l’année. L’entretien des herbages, l’épandage des engrais, le fumier et les scories Thomasse, ces dernières étaient très bonnes pour les terres humides comme chez Roland. Les scories étaient épandues à la main. A partir de 1970, Roland pût emprunter un semoir. Alexandre se souvient qu’il fallait chercher les scories à la gare d’Airel, livrées en sacs de jute de 100 kilos. Il fallait 2 gars qui s’aidaient d’un manche de pioche en travers pour les charger, puis ce furent des sacs de 50 kilos. Après, Alexandre eut recours aux engrais chimiques composés, azote, …
chargement de fumier sur le plateau attelé avec Papillon – photo Pierre Labbé, janvier 1960
L’hiver c’étaient le curage des fossés, l’entretien des haies, les pommiers à remplacer, les fagots. Dans les champs en fermage, Roland pouvait faire une coupe seulement après 6 à 7 années de pousse. Le bois était destiné avant tout pour ses propres besoins Chez Alexandre, le bois coupé servait pour chauffer la maison, et alimentait toute l’année, 24h sur 24, sa cuisinière à bois, une Rosières. Arthur faisait du bois également pour chauffer la maison et chauffer l’eau pour laver les bidons à lait. Renée se rappelle qu’à la ferme de la Duranderie, en 1958, le grand fagotier dressé dans la cour ressemblait à une maison.
Pierre a éparé à la main jusqu’en 1967, 18 km de haies, talus, et il faisait du fagot. Il travailla également pour la commune avec son cheval Papillon et le cantonnier de la commune, Mr Candot : déboucher les chemins, mettre des casseaux des tuileries dans le chemin de l’Eglise au Tuileries, charrier le caillou à mettre dans les chemins, 8 mètres cube par jour à charger, décharger. Lorsque la première cité HLM fut construite à la Pomme d’Or, Mr Gilles maire décida qu’un ramassage d’ordures ménagères serait créé pour cette cité, Pierre assura ce ramassage avec son cheval.
« S’occuper des bêtes »
Ces tâches demandaient beaucoup de travail et une présence quotidienne, charrier l’eau, changer les bêtes d’herbage, s’assurer des clôtures, la traite chaque matin, chaque soir. Les femmes ont travaillé dur, c’était leur principale tâche. Paulette trayait avec Juliette, l’employée agricole, les 25 bêtes du troupeau dans les années 1960. Une femme pouvait traire en moyenne une douzaine de vaches. Pierre et Colette à la même époque trayait 16 vaches. Outre la traite, il fallait s’occuper des veaux, laver les bidons et donner le coup de main lors des foins. Renée qui avait commencé avec 6 vaches, trayait à la main jusqu’à une quinzaine de vaches dans les années 1970.
Andrée ayant eu des problèmes de santé dès les années 1960, Roland mena l’exploitation seul et assurait la traite le matin et le soir. Il n’avait pas le temps d’aller au marché vendre les bêtes. Quand il disposa à la fin des années 1970 d’une salle de traite fixe, il partait à 6h 30 vers le Rachinet avec le vélo et sa chienne, un bas rouge, pour ramener à la ferme à travers champs le troupeau. Il comptait environ 1h 15 environ pour la traite mécanique.
Papillon, Polka, Coquette, … les indispensables compagnons du cultivateur
Jusque dans les années 1950, le cheval de trait était l’animal indispensable pour tous les travaux de la ferme. Lorsque Roland s’installa avec Andrée en 1955, son père lui donna avec les 2 vaches et le matériel, plateau, pirouette, barre de coupe, la jument Polka. Puis il eut une nouvelle jument à dresser. Le cheval, il fallait le faire travailler. Si la jument restait trop longtemps au pré, elle prenait du gras. Alors il était dangereux de la faire travailler, il appelait cela le mal du lundi.
Alexandre, ayant une exploitation plus grande, avait 2 chevaux pour les travaux dont une jument dénommée Polka, et un troisième plus jeune, attelé afin de le dresser et l’habituer aux différentes tâches.
Papillon attelé, cheval de Pierre Labbé
Pour Pierre, son cheval, Papillon, c’était un copain qui obéissait et connaissait bien son maître. Papillon, nerveux, mais doux, était connu dans la commune, puisque Pierre assurait des tâches communales qui nécessitaient un attelage mais aussi comme d’autres lors d’un décès, le père de Roland l’avait fait aussi, la fonction de corbillard de façon bénévole. Papillon, malin, aimait jouer. Colette se souvient quand il fallait aller le chercher avec le licol dans le champ en face de l’exploitation pour le ramener à l’écurie, Papillon la soulevait. Il fallait le tenir solidement à deux mains. Une autre fois, attaché au pressoir dans l’écurie par Mr Candot, Papillon le souleva en le prenant à la veste. Pierre avait tout le matériel, faucheuse avec le cheval, faneuse, râteau, le plateau.
Renée n’aimait pas trop les chevaux. Ils avaient un cheval qui mordait et pouvait devenir méchant au moment de l’attelage. Lorsqu’Arthur descendait à la gare, il lui mettait une sorte de bonnet pour l’empêcher de mordre les gens. Puis elle put disposer de la jument de son frère Pierre, car cette dernière ne travaillait pas assez chez Pierre. Avant d’acheter un tracteur au début des années 1960, ils eurent une dernière jument, elle s’appelait Coquette mais elle était capricieuse. Avec le tracteur « ça allait plus vite » selon Renée.
Deuxième partie : la révolution agricole des années 1960/70
La révolution du tracteur et la mécanisation
En 1958, Roland laissa tomber le cheval et il acheta son premier tracteur, un Deutz 15, Roland modifia en conséquence le plateau tiré jusqu’ici par la jument et le fit passer aux mines à Saint-Lô. Avec l’arrivée de sa première voiture, une traction d’occasion en 1957 puis une 3 CV break, il perçut une nette amélioration des conditions de travail.
Pierre fit de même, il acheta un Deutz 15, modifia son plateau puis acheta du matériel. Déjà avant l’arrivée du tracteur il avait acheté une faucheuse à moteur, comme Arthur, pour faire les foins. Plus tard, il investira dans un Deutz 25 puis 35 et enfin dans un Société française.
La mécanisation changea beaucoup les conditions de travail. Si Pierre fit appel à des entrepreneurs agricoles comme Mr Gosset puis Roger Gouyer pour botteler le foin au début des années 1960, il acheta ensuite sa propre botteleuse, une 836 Garnier. D’ailleurs Pierre y laissa quelques doigts dans un accident, dans un champ situé près du Calvaire, une ficelle mal mise qu’il a voulu remettre. Jusqu’en 1967 Pierre éparait à la main, il acheta alors une épareuse à dos, puis plus tard la première broyeuse à Moon, une faucheuse à lame verticale.
Colette Labbé conduisant le tracteur au moment des foins en juillet 1965
Alexandre acheta d’occasion son premier tracteur, un Ferguson 25 CV à essence avec une barre de coupe au début des années 1960. Aujourd’hui à titre de comparaison, les tracteurs Massey Ferguson 7600 c’est une puissance entre 140 et 280 CV. Le début des années 1960 marquèrent ainsi la fin du cheval.
Papillon, le cheval de Pierre Labbé, le 8 août 1955
La traite mécanique
La traite mécanique arriva un peu plus tard dans les années 1960. Chez Alexandre, la machine à traire arriva vers 1967/1968 lorsque Juliette, l’employée quitta l’exploitation. Selon le changement d’herbages pour les bêtes, la machine à traire ambulante était installée soit au siège de l’exploitation, soit au bas des pièces près de la vallée de l‘Elle, soit dans les champs, lesTravers, près de l‘église.
Pierre et Colette eurent leur première machine à traire en 1969, à ce moment-là, ils trayaient 16 vaches. La première machine à traire, Pierre Labbé.
Chez Roland, la machine à traire arriva en 1970, elle était déplacée également sur trois lieux. Quand il disposa à la fin des années 1970 d’une salle de traite fixe, il partait à 6h 30 vers le Rachinet en vélo avec sa chienne, un bas rouge, pour ramener à la ferme, à travers champs, le troupeau. Il comptait environ 1h 15 pour la traite mécanique. Avec le hangar à foin construit en 1968, la stabulation créée en 1970 et la salle de traite fixe en 1980, Roland vit beaucoup de progrès dans les conditions de travail. Le tank à lait remplaça les bidons vers la fin des années 1970.
Renée était sur une petite exploitation de cultivateur cheminot, elle n’a pas investi dans une machine à traire. Petit troupeau, des champs également trop petits, le tout aurait nécessité de déplacer la machine à traire tous les 3 à 4 jours. Elle continua donc de traire à la main. Arthur décida, 5 ans avant la retraite de Renée, d’abandonner l’élevage laitier et les normandes, pour se tourner vers l’herbager avec l’engraissement de charolais.
La traite des vaches, Pierre Labbé
Ce fut en 1984 que les quotas laitiers ont été institués. Roland se souvient que l’année précédente, année de référence, avait été mauvaise pour lui. Il avait perdu 3 bêtes et en conséquence sa production avait baissé. Pierre, la deuxième année des quotas, développa de l’élevage en raison des pénalités. En effet le dépassement du quota était sanctionné.
Le progrès, ce fut aussi
Chez Alexandre, le progrès ce fut un grand hangar de 6 mètres de haut sur une parcelle derrière la maison, construit par le charpentier de Saint Hilaire-Petitville. Avant cette décision, la fenaison se faisait en petites balles de foin. Hésitant entre la balle à densité moyenne et le foin en vrac, il opta pour le foin en vrac, ce qui nécessitait un bâtiment de grand volume pour le stockage. Il acheta une remorque auto-chargeuse et lors des foins, il faisait un transport depuis les prés toutes les 20 minutes avec cette remorque, déchargeait et repartait. Pendant ce temps Paulette et le commis stockaient le foin dans le hangar avec une griffe qui montait le foin dans la station prévue, au total il y avait 6 stations. Alexandre pouvait ainsi travailler en autonomie, sans attendre désormais le botteleur qui était très sollicité en cette période. L’hiver, pour nourrir les bêtes en stabulation, la griffe reprenait le foin pour l’apporter au fond du hangar et le faire tomber dans le râtelier. Pour la nourriture des vaches en stabulation, de l’herbe ensilée était distribuée également. S’ajoutait au moment de la traite une ration de granulés en complément, qui étaient livrés par 3 tonnes.
Roland fit construire un hangar en charpente bois en 1968 pour ne plus stocker le foin dans les greniers au-dessus de sa maison. L’adjonction de la stabulation en 1970 représenta un gros progrès pour travailler, avant c’étaient 3 étables en hiver dispersées selon les clos. Les rumballers n’arrivèrent qu’à la fin des années 1970. A partir de 1972/73, Roland fit de l’ensilage d’herbe, il devait attendre juin, car ses terres étaient plus humides, puis c’étaient les foins au début de l’été.
Lors de la grande sécheresse de 1976, Roland n’avait du foin que jusqu’au mois d’août. Dans le cadre des actions de solidarité des autres régions agricoles, Roland eut de la paille livrée à la gare de Lison, il devait cependant en payer une partie. Avec la coopérative Elle et Vire, il a expérimenté un complément liquide « Damilic » pour nourrir ses bêtes. Il en arrosait la paille, il devait peser la paille consommée dans la stabulation et cela, chaque matin.
Roland, Alexandre, Renée, Pierre agriculteurs de la même génération n’ont pas investi dans la nouvelle étape d’intensification des années 1970, les prairies artificielles labourées et surtout la révolution du maïs ensilé. Le maïs-fourrage était totalement absent de nos régions jusque dans les années 1960, alors qu’aujourd’hui il occupe une bonne partie de nos paysages.
Il n’y a pas eu de remembrement sur la commune de Moon. La concentration des exploitations et la mécanisation ont conduit de façon inéluctable à l’agrandissement des exploitations, des parcelles et à l’arrachage de haies par la génération d’agriculteurs plus jeunes.
Quel fut l’avenir de leurs exploitations ?
Roland, Alexandre, Pierre et Renée ont pris leur retraite à la fin des années 1980, début 1990. Paulette continua l’exploitation en son nom jusqu’en 1994. Dans le contexte des années 1960/70, avec les mutations de l’agriculture et la disparition des petites exploitations, chacun a dû accroître son cheptel. Alexandre qui avait démarré avec une belle exploitation de 40 ha chercha à la consolider en achetant progressivement les terres qu’il exploitait en fermage ; « la terre est un capital ». S’il termina avec une ferme de taille comparable, le troupeau était passé de 25 vaches laitières à 45 têtes. La sélection des bêtes, la mécanisation, le tracteur, la machine à traire, la construction de bâtiments, lui ont permis de doubler son cheptel.
Roland qui avait commencé avec une douzaine d’hectares en fermage, terminait avec 30 hectares en majeure partie en fermage et un troupeau de 25 à 30 vaches. Il se rappelle qu’à ses débuts, il était difficile de trouver des terres en fermage, car les propriétaires préféraient louer la terre à des bouchers qui faisaient de l’engraissement ou à des cheminots qui avaient un salaire régulier. Cette demande faisait en plus monter les prix de la terre.
Renée avait démarré avec 6 vaches et une ferme en location. Elle put devenir propriétaire de la ferme, agrandir l’exploitation 8 à 10 ans après son installation, et termina avec une quinzaine de bêtes.
Pierre prit sa retraite à 60 ans en 1990. Il avait commencé avec 9 vaches en 1952 et termina avec une trentaine de vaches. Colette un peu plus jeune ne continua pas l’exploitation.
Ces quatre exploitations ne furent pas reprises par les enfants. Avec la retraite, ce fut le départ de cette génération d’agriculteurs et la fin des quatre exploitations. Certes Roland eut un successeur en 1990 pour ses terres et les bâtiments agricoles en la personne de Patrick, le fils d’un voisin agriculteur. Mais l’exploitation insuffisamment viable cessa définitivement en 2000.
Roland a eu un fils qui n’a pas repris la ferme familiale, même si ce dernier est resté lié au monde agricole en tant que professeur dans un lycée technique. Alexandre a eu deux filles, mais aucune n’a repris l’exploitation ni épousait un agriculteur. Les terres furent reprises ou achetées par les exploitants agricoles voisins et l’exploitation disparut en 1994. A la retraite de Renée, la ferme de la Duranderie fut reprise par un couple d’agriculteurs pour 9 ans, mais l’activité cessa également. La ferme fut vendue comme habitation.
Le mouvement de disparition des exploitations et par là, la concentration des terres, se poursuit toujours. En 2012, sur la commune de Moon ne sont plus dénombrées que 7 sièges d’exploitation.
Exemple de la disparition des exploitations sur un secteur de Moon sur Elle, de 17 à 0.
« La fin des paysans », titre du livre du sociologue Henri Mendras en 1967
L’agriculture et le monde rural français ont donc connu une mutation sans précédent de 1950 à 1970. Les historiens ont parlé d’une « révolution agricole ». La mécanisation avec le tracteur et la machine à traire, l’intensification des méthodes avec les engrais chimiques, la sélection du troupeau et l’accroissement des rendements, l’intégration dans le marché et la politique agricole commune européenne lancée en 1962 ont entraîné une modernisation sans précédent du monde agricole et les progrès de la production.
Cette mutation brutale du monde agricole à laquelle ont participé Roland, Alexandre, Pierre et Renée a eu un coût, malgré les progrès des conditions de travail. Elle s’est traduite par la disparition des petites exploitations, la concentration des terres et la diminution des actifs agricoles.
En 1946, lorsqu’Alexandre, Roland Pierre et Renée travaillaient à la terre avec leurs parents ou comme employés, 1/3 des actifs français travaillaient dans le secteur primaire. Lorsqu’ils ont pris leur retraite, le chiffre est tombé à 7 % des actifs français en 1989. En 2012, ce chiffre n’est plus que de 3% en France.
La petite exploitation familiale de 5 ha d’avant la guerre a disparu devant l’exploitation moyenne de 15 à 20 ha dans les années 1950/60. Puis celle-ci s’est effacée à son tour, devant l’exploitation de 50 ha. Au recensement agricole de 2010, la taille moyenne d’une exploitation dans la Manche est de 71 hectares de superficie agricole.
Face à l’exode rural et l’essor des villes, du monde industriel et des services dans les années 1950/60, la France a cessé d’être un pays rural, Henri Mendras en 1967 évoqua alors « la fin des paysans ».
Des mutations continuelles
L’agriculture et les paysages agricoles ont connu de profondes mutations depuis la seconde moitié du XIXe siècle et celles-ci se poursuivront.
La conversion aux surfaces toujours en herbe et à l’économie laitière de la région, système dominant de ces années 1950/60, ne date que de la seconde moitié du XIXe siècle.
Les révolutions agricoles
L’agriculture et les paysages agricoles ont connu et connaissent des mutations continuelles depuis plus d’un siècle. La conversion aux surfaces toujours en herbe et à l’économie laitière de la région, ce système dominant des années 1950/60 que nous retrouvons sur les exploitations de Roland, Alexandre, Pierre et Renée, ne date que de la seconde moitié du XIXe siècle. L’arrivée du train en 1858, l’exportation du beurre, acheté sur les marchés de la région, vers Paris et vers l’Angleterre par les ports d’Isigny et de Carentan, la crème d’Isigny, cru réputé, ont favorisé la spécialisation laitière de la région.
Toute une industrie s’était mise en place au début du XXe siècle. La société Dupont d’Isigny est créée en 1905, la société Claudel à Pont Hébert est fondée en 1912, le petit centre de collecte et de station d’écrémage de Sainte Marguerite d’Elle est rachetée par Charles Gervais en 1917. Ce dernier y adjoignit aussitôt une petite fromagerie produisant des camemberts, de marques la « Comète » et « Au clair de la Lune ». En 1921 il racheta au Molay une ancienne coopérative créée en 1913 fabriquant du beurre.
Avant les années 1850, c’était une agriculture vivrière d’autosubsistance. Les paysages étaient alors différents, un paysage de bocage mais où les parcelles labourées l’emportaient sur les prés selon un état de 1835 dressé dans l’arrondissement de Saint-Lô. Les cultures céréalières étaient privilégiées pour nourrir les habitants avec le blé et l’orge, puis venaient le sarrasin et l’avoine, complétés par un peu de seigle, d’autres grains et la pomme de terre. Ces productions constituaient la base de l’alimentation du pays avec le pain, la bouillie. Aujourd’hui avec la révolution du maïs-fourrage et les prairies artificielles, le labour est revenu.
L’emploi des mots pour qualifier le monde des paysans n’est pas anodin, il traduit inconsciemment ces évolutions, agriculteurs d’aujourd’hui, cultivateurs d’hier, laboureurs d’autrefois selon les anciens registres d’état civil.
Depuis la disparition des exploitations agricoles de Roland, Alexandre, Pierre et Renée, une exploitation sur quatre a encore disparu en Basse Normandie entre 2000 et 2010. En 1992 on comptait 25 sièges d’exploitations à temps plein sur Moon, en 2012, sept sièges.
Gilbert Lieurey (2011-12)
Sources
– Témoignages d’Alexandre Lecanu (village La Lande), Roland Poirier (village Les Landes Bosquets), Renée Turmet (village La Duranderie), Pierre et Colette Labbé (village chemin du Taillis) recueillis en 2011-12. Photos Pierre Labbé.
– Les grandes heures des laitiers en Normandie de P. Jacob entre les années 1850 et 1920 (1991)
– Annuaire de la Manche 1837